Dans le post précédent, j'ai évoqué trois exemples de mots voyageurs.
1- Le mot abalòt et abalotar commun au gascon et au catalan (avalot, avalotar). Ce mot est inconnu de Mistral qui ne connait pas d'avantage balude, abalude et abalut qui sont des gasconismes à l'origine probable d'abalòt. On a là un mot qui a migré du gascon au catalan sans passer par la case de l'occitan et encore moins du français.
2- le mot breton morc'hach (variante dialectale de morc'hast, fr. requin, squale lit. chienne de mer) qui a voyagé en profitant du continuum roman après avoir été adapté en gallo sous la forme "(la) marache", puis du gallo le mot est probablement passé en poitevin-saintongeais pour atteindre ensuite le gascon côtier (gascon "negue" : marrache ou marraisha, selon votre système graphique) qui l'a fait passer en Espagne. Le mot a été adopté par toutes les langues de la péninsule ibérique, en particulier le catalan (el marraix) et l'espagnol (el marraxo - > marrajo et marrajo-a) qui l'a renvoyé au gascon (esp. marraja - > gasc. la marraca ou marraco selon v.s. g.) et aussi à l'occitan languedocien (esp. (el) marrajo - > oc. (lou) maraco (fr. squale, TdF) soit lo maraca en graphie alibertine (Ubaud). La limite septentrionale de l'aire du mot d'oil marache est la baie du Mont Saint Michel. Il est à noter que le français de France ne connait pas ce mot et n'a donc pas pu participer à son voyage. En revanche le français du Québec le connait bien, qui l'a adopté sous la forme maraiche (nom canadien du requin-taupe), un emprunt au gallo ou au poitevin-charentais en français du Québec. Le mot est donc entré en français par la porte canadienne.
Un autre mot breton "morgu", l'équivalent masculin de morc'hast (morgu: lit. chien de mer, désignant une sorte de squale, grande roussette) a fait une partie du même chemin que "morc'hast". Celui-là est bien attesté en poitevin-saintongeais (Île d'Oleron: "mǝrg" = grande roussette) d'où il a du gagner le gascon côtier: mirc, mirque (mirca) (id.) mais il n'est apparemment pas allé plus loin que le gascon de Bayonne (mirc s.m .déjà attesté au 14ème siècle à Bayonne, la mirque ou mirca (selon v.s.g.) dans le bassin d'Arcachon cf. Palay). Je ne sache pas que le mot ait continué son chemin en Espagne contrairement à son correspondant féminin marache.
3- le mot cachalot (17ème s.) , issu de cachalut (ou plutôt caishalut en graphie alibertine, de caishau, d'où caishalòt), qui est passé du gascon à une multitude de langues via le français, l'espagnol, l'anglais et le russe.
Comme quatrième cas d'école de mot voyageur, je prendrai comme exemple un mot flamand qui a été adapté en picard au Moyen-Âge. Cette romanisation a permis au mot de voyager vers le sud jusqu'en Catalogne en passant par les langues d'oil, le gascon et l'occitan. Il s'agit de loeken (forme du mot en néerlandais moyen) ou luuken (forme du mot en flamand occidental contemporain, le flamand de la région de Dunkerque) qui signifie regarder et en particulier regarder en cachette. Ce mot est cognat du verbe anglais to look. L'attestation la plus ancienne de ce mot en roman l'est en picard dès le 13ème siècle sous la forme "luquier", "aluquier". Du picard il est passé en français sous la forme luquer (aujourd'hui ne subsistant que sous la forme reluquer). Il a continué son chemin vers le sud et on le retrouve en gascon et en languedocien sous la forme "lucar" (regarder furtivement, regarder en cachette). Le mot a diffusé jusqu'en catalan où il a été naturalisé sous la forme "llucar" (regarder furtivement, regarder en cachette). Bien entendu, pas plus que le mot "marraix", le mot "llucar" ne porte d'étiquette indicant son origine et Coromines n'a pas compris d'où ils venaient, ni l'un, ni l'autre. Dans le cas de marraix c'est le mot breton morc'hach qui a été romanisé en marache (mot gallo), le gascon maritime (gascon negue) a provoqué le doublement du r par effet d'expressivité (le marrache) et a probablement causé la masculanisation du mot dans les langues romanes d'Espagne à cause de l'article feminin lanusquet "le" pris pour masculin. Dans le cas du mot "llucar", il vient de luuken via le picard luquier, le français luquer et le gascon et occitann lucar (dans cet ordre). A la différence de marache qui n'a pas traversé le domaine du français, et donc le français ne connait pas ce mot (sauf au Québec via le gallo ou le poitevin-santongeais ou les deux), luuken - luquier a traversé le domaine du français en voyageant vers le sud, autrefois luquer en français, puis lucar plus au sud et enfin llucar en catalan.
Il peut évidemment arriver que d'autres mots fassent un voyage vers le nord à partir du gascon comme on l'a déjà vu avec "cachalot". Je pense que c'est le cas de "trabucar" dont l'étymologie supposée (et à mon humble avis suffisamment invraisemblable pour ne pas être crédible) le fait remonter au substantif germanique "buc" qui signifie ventre, affixé avec le très roman tra (latin trans), donc tra + buc avec l'idée de renversement. Toutefois le gascon, avec son substantif trabuc (obstacle, empêchement, problème) et les mots dérivés entrabuc e entrabucar, ce dernier partagé avec le catalan entrebanc(ar), fait sans problème la relation entre "trabucar" e le verbe roman "travar", fr. entraver. Alors, plutôt que ce germanique "buc" qui sent l'étymologie populaire germanisante assez loufoque (avec tout le respect que je dois pour la romanistique allemande) , je parierais plutôt pour une étymologie bien romane, de "travar" entraver. Le b de trabuc(ar) à la place du v /w/ , je l'explique comme gasconisme phonétique destiné à éviter la diftongaison qui entrainerait une confusion de trauuc(ar) avec trauc(ar) (fr. trou(er)). EDIT: Cette forme trauucar existe néanmoins en gascon, ce qui renforce mon hypothèse alternative travar - > travucar (= trauucar) - -> trabucar cf. le commentaire de Gaby, merci à lui!) Trabuc(ar) serait (selon moi) au verbe roman travar (fr. entraver) ce que foruc(ar) - horuc(ar) est au verbe roman forar (creuser, forer). Trabuc(ar), horuc(ar): ce type de construction me semble typiquement gascon, Ainsi on explique le e de la première syllabe du mot français trébucher qui dérive de trabucar, car en gascon ancien le a comme le e prétoniques devaient se prononcer /ǝ/ comme en catalan oriental contemporain, ce phonème étaient résolu graphiquement (et plus tard phonétiquement) indifféremment par e ou par a: trabucar /trebucar comme demorar /damorar. Trabucar viendrait de travar en (proto)gascon à une époque où le u du gascon se prononçait comme en latin et en catalan. Le mot serait donc commun au (proto)catalan et au gascon. En revanche entrabucar et entrabuc ont du passer beaucoup plus tardivement du gascon au catalan. Le "u" gascon s'y disant /y/, ce phonème a du pauser un problème phonétique dans la langue voisine qui l'a résolu par les adaptations gasc. entrabuc()ar `> cat. entrebanc(ar) (de fait de première attestation relativement récente en catalan, 19ème siècle). Une adaptation analogue concerne le mot catalan "deixondar" (réveiller) que l'on peut faire remonter au latin "de-excitare" par emprunt et adaptation du verbe gascon "deishudar" (id.), gasc. deishudar - > cat. deixondar, et aussi le mot catalan trona (chaire de prêche) qui dérive du gascon truna (du latin tribuna alors que ce dernier mot latin a donné tribuna en catalan, d'attestation plus ancienne dans cette langue). Dans chacun de ces trois cas, c'est l'u gascon /y/ - imprononçable pour un espagnol non-gascon- qui provoque une anomalie phonétique en catalan.
Pour moi, si on croit que l'étymologie de trabuc(ar) est bien la construction tra + buc comme il est généralement admis dans tous les bons ouvrages (mais je ne suis pas un bon ouvrage et j'essaye de raisonner ;-) ), la probabilité que ce mot ait pu être imaginé en plusieurs endroits distincts est absolument nulle tellement l'étymologie en est "spéciale". Donc il a forcément du être créé en quelque endroit et de là il a du voyager. Et comme je crois, moi, à une étymologie plus "classique" et plus ordinaire de mon point de vue d'étudiant du gascon, plutôt un dérivé gascon du verbe roman "travar" qu'un composé tra + buc, j'admets alors que le mot "trabucar" a du voyager par diffusion à partir du (proto)gascon pour envahir l'espace roman. Dans tous les cas de figures, on a affaire à un mot voyageur mais dans mon hypothèse on a affaire à un mot cent pour cent gascon, qui a voyagé.
Dans le post suivant, je parlerai des traces linguistiques du gascon en Asturies qui remontent au onzième siecle et se prolongent jusqu'à nos jours. .
2 comentaris:
D'alhors, travucar (trauucar) es atestat a Capsiuts !!!
Gaby, mercés peu comentari! Ne sabí pas per "travucar", be va hòrt plan dab l'ipotèsi de l'etimon partatjat dab travar!
Publica un comentari a l'entrada